BERND LOHAUS
En 1994, l’artiste allemand Bernd Lohaus expose cinq oeuvres monumentales dans le parc Tournay-Solvay.
Bernd Lohaus, par Luk Lambrecht
La langue primaire qui figure sur les supports bruts des sculptures de Bernd Lohaus est une donnée visuelle qui permet de détecter les rapports entre langue et sculpture. L’apposition de mots est un morceau de bois ou un bloc de pierre fait naitre des associations et des affinités avec les premiers “signes” historique de l’écriture et de la communication. L’être humain communique par la langue ; il en conduit le décodage et l’interprétation en direction d’un objectif donné, qui peut être, selon le cas, vague ou spécifique. Lohaus considère que ses pierres et ses poutres de bois, qu’il sélectionne avec amour, sont les vecteurs d’un discours qui caractérise son existence et qui montre pour ainsi dire la nécessité de ” crier au monde” d’une manière concentrée, exemplaire et substantielle.
La langue allemande (qui est la langue maternelle de Lohaus) a en outre, pour ceux qui ne sont pas de langue allemande, une résonance expressive, compacte et précise sur le plan du contenu. L’œuvre récente de Lohaus se passe de plus en plus de la présence de la langue. Les sculptures transparentes “se taisent” ; par leur structure méthodique, elles projettent en retour des “mots” qu’elles gravent sur la rétine du spectateur.
Il semble que Bern Lohaus veuille proscrire la langue lisible et les fils conducteurs permettant de procéder à des interprétations et qu’il veuille les communiquer au spectateur par l’intermédiaire d’une activité mentale a priori solitaire. Les sculptures monumentales horizontales d’Anvers, de Tamise (Temse), de Kassel et d’Eupen sont pratiquement dénuées de texte et tirent leur force de la manière dont l’artiste dispose et ordonne les poutres les unes sur les autres et les unes à coté des autres. Les sculptures deviennent des socles imaginaires, des supports pour les pensées et les idées.
Le poids de ces poutres exotiques, ravagées par les intempéries et oubliées des marchands provoque une tension physique intéressante entre le matériau choisi et l’artiste. La “manipulation” au sens littéral par l’homme des éléments d’une sculpture, n’est plus possible : la réalisation de l’œuvre d’art devient dans sa construction même un fait social où interviennent la concertation, le doute et l’adresse mécanique. A la différence du jeu de mikado, les sculptures de Bernd Lohaus sont la résultante d’un travail artistique voulu, délibéré. Le fait de superposer et de disposer les unes à coté des autres des poutres d’un tel poids pour en faire une sculpture ouverte, accessible, dans laquelle on peut même entrer physiquement, associe des considérations intuitives liées à la finalité, à des limites rationnelles tenant à l’endroit où se trouve le sculpture. La sculpture devient de plus en plus un lieu. Ceux qui ont eu l’occasion de visiter la ville de Tamise (Temse), où Lohaus a placé des l’une de ses sculptures les plus impressionnantes dans un endroit vide et abandonné, entre l’Escaut et l’église, ont pu voir qu’il a véritablement l’intuition du lieu et qu’il remplit à la perfection. La symbiose entre les associations complémentaires – l’Escaut, porte ouverte sur le monde, les poutres en bois exotique de la sculpture et le positionnement de l’œuvre dans une blessure “ouverte” du tissu urbain de Tamise – provoque une accumulation passionnante au contenu implicitement stratifié au moyen d’une sculpture en soi totalement abstraite.
Les sculptures de Bernd Lohaus sont des structures ordonnées ou plutôt des contours précis, qui ne correspondent pas à des définitions géométriques strictes. Avec ses récentes “bornages sans paroles”, Lohaus saisit le vide dans des délimitations massives qui font penser tant à l’architecture qu’à la riche histoire de la sculpture.
Une comparaison de Bernd Lohaus avec l’œuvre du sculpteur américain Carl Andre s’impose. A la différence de ce dernier, qui transforme généralement les matériaux qu’il choisit pour en faire des éléments de forme semblable afin de les disposer ensuite dans un espace selon une vision très mathématique, Lohaus conserve aux différents éléments de ses sculptures l’apparence naturelle dans laquelle il les a trouvés et ne les agence jamais selon les règles dogmatiques !
Tout comme dans l’œuvre de Carl Andre, la production artistique de Lohaus n’existe que dans le contexte spécifique de l’exposition. L’œuvre qui, une fois l’exposition terminée, est entreposé dans un hangar ou dans un atelier conserve en permanence la faculté de proposer, dans un autre cadre, une vision nouvelle sur la perception que le spectateur en a eue.
J’aimerais comparer les sculptures formés d’éléments séparés à des mots isolés dans le contexte d’une phrase en train de prendre sens. Une sculpture de Lohaus est une phrase “massive” dont l’apparence matérielle suscite un champ de significations qui s’oppose en outre à tout décodage strictement tautologique du matériau.
Les sculptures de Lohaus, du fait même de leur construction lâche, ne sont jamais “terminées” : elles mènent une existence vagabonde, tout comme le matériau dont elles sont issues, et demeurent, sur un plan métaphorique, comparables à la “mobilité” de la pensée artistique et créatrice.
Les sculptures en bois horizontales exposées dans un parc apportent pour ainsi dire une réponse “culturelle” à l’aménagement artificiel de la nature ; le parc, lieu calme et protégé, truffé d’arbres à la verticalité majestueuse, symboles de la matière organique des sculptures de Lohaus. La dialectique parlante entre culture et nature place le visiteur au niveau d’une enclave : Bernd Lohaus place pour ainsi dire des “terrasses” organiques qui invitent les visiteurs à développer une vision mentale sur l’art, la culture et la nature.
La suggestion d’un mouvement stratifié, ondulatoire dans ses sculptures est une caractéristique manifeste, comme si le détail figé (l’immobilité) sous forme d’image in-ébranlable voulait attirer notre regard sur le cours intemporel des choses.
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